Retour vers le futur
Apprentissage personnalisé (adaptive learning), approche par compétences (competency-based education), apprentissage par les pairs (peer learning), apprentissage hybride (blended learning), apprentissage par projet (project-based education), etc. Tous ces concepts associés aux EdTech ne sont pas des concepts modernes. Au contraire, certains de ces concepts sont littéralement centenaires (voir plus). Les travaux de Maria Montessori en sont l’exemple le plus connu. Aujourd’hui nous vous partageons un extrait issu du livre « Understood Betsy », écrit par l’auteure américaine Dorothy Canfield Fisher et publié en 1916.Temps de lecture 15 min
Chapitre 5 : En quelle classe est Betsy ?
Après le chant, la maîtresse remit à Elizabeth Ann une pile de manuels scolaires, du papier, des crayons et un stylo, et lui dit de mettre de l’ordre dans son bureau. Il y avait plein d’initiales gravées à l’intérieur, un grand H. P. avec un petit A. P. en-dessous. Combien d’enfants avaient dû rester assis là, pensa la petite fille en rangeant ses livres et ses papiers. Alors qu’elle refermait le bureau, la maîtresse finit de donner des instructions à trois ou quatre petits et dit: « Betsy et Ralph et Ellen, apportez vos livres de lecture ici. »
Betsy soupira, sortit son livre de lecture de troisième année et accompagna les deux autres sur le vieux banc usé près du bureau de la maîtresse. Elle savait tout sur les leçons de lecture et elle les détestait, même si elle aimait lire. Mais les leçons de lecture … ! Rester assis avec son livre ouvert à une lecture qu’on pourrait faire les yeux fermés, si facilement, et attendre et attendre et attendre pendant que les camarades bredouillaient lentement, lisant à voix haute une phrase ou deux chacun, jusqu’à ce que vienne ton tour de te lever et de lire une phrase ou deux, qui à ce moment-là sonnait complètement absurde à force de l’avoir lu encore et encore tant de fois avant que ta chance ne se présente. Et souvent, on n’avait même pas l’occasion de le faire, parce que la maîtresse n’avait pas le temps d’arriver jusqu’à toi et on fermait le livre et on le remettait dans le bureau sans avoir ouvert la bouche. La lecture était une chose qu’Elizabeth Ann maitrisait, mais elle l’avait apprise toute seule à la maison, après avoir beaucoup lu pour elle-même. Tante Frances l’avait bien approvisionnée en livres pour enfants de la bibliothèque publique la plus proche. Elle en lisait souvent trois par semaine, ce qui était très différent d’une phrase ou deux, une ou deux fois par semaine.
Lorsqu’elle s’assit sur le vieux banc usé, elle faillit rire à haute voix. Cela semblait si drôle d’être dans une classe de trois personnes seulement. Il y en avait quarante dans sa classe dans le grand bâtiment en briques. Elle était assise au milieu, la petite fille que la maîtresse avait appelée Ellen d’un côté et Ralph de l’autre. Ellen était très jolie, avec des cheveux blonds bien tressés en deux petites queues de cochon, douce, des yeux bleus et une robe vichy bleu et blanc. Ralph avait des yeux très noirs, des cheveux noirs, une grosse cicatrice au front, une coupure au menton et une déchirure au genou de son pantalon court. Il était beaucoup plus grand qu’Ellen et Elizabeth Ann pensa qu’il était plutôt féroce. Elle décida qu’elle aurait peur de lui et ne l’aimerait pas du tout.
« Page trente-deux », dit la maîtresse. « Ralph d’abord. »
Ralph se leva et commença à lire. Cela semblait très familier à Elizabeth Ann, car il ne lisait pas bien du tout. Ce qui n’était pas familier, c’était que la maîtresse ne l’arrêta pas après la première phrase. Il continua jusqu’à ce qu’il ait lu une page, la maîtresse ne l’aidant qu’avec les mots les plus difficiles.
« A Betsy maintenant », dit la maîtresse.
Elizabeth Ann se leva, lut la première phrase et s’arrêta, comme un lion en cage qui s’arrête lorsqu’il arrive au bout de sa cage.
« Continue », dit la maîtresse.
Elizabeth Ann lut la phrase suivante et s’arrêta de nouveau, par automatisme.
« Allez, » dit la maîtresse en la regardant attentivement.
La prochaine fois que la petite fille fit une pause, la maîtresse se mit à rire jovialement.
« Qu’est-ce qui t’arrive, Betsy ? » dit-elle. « Continue jusqu’à ce que je te dise d’arrêter. »
Alors Elizabeth Ann, très surprise mais très intéressée, continua à lire phrase après phrase jusqu’à ce qu’elle oublie que c’était des phrases et ne pense plus qu’à ce qu’elles signifiaient. Elle lut une page entière, puis une autre page, et c’était la fin du chapitre. Elle n’avait jamais autant lu à haute voix dans sa vie. Elle était consciente que tout le monde dans la pièce avait cessé de travailler pour l’écouter. Elle se sentait très fière et moins effrayée qu’elle ne l’aurait jamais cru dans une salle de classe. Quand elle eût fini, « Tu lis très bien ! » dit la maîtresse. « Est-ce que c’est très facile pour toi ? »
« Oh, oui! » dit Elizabeth Ann.
« Alors, je suppose que tu ferais mieux de ne pas rester dans cette classe », dit la maîtresse. Elle sorti un livre de son bureau. « Vois si tu peux lire ça. »
Elizabeth Ann commença dans son style de lecture scolaire habituel, très lent et monotone, mais cela ne ressemblait pas du tout à un « livre de lecture ». C’était de la poésie, plein de mots difficiles qu’il était amusant d’essayer de prononcer, et ça parlait d’une vieille femme qui brandissait un drapeau américain, alors même que la ville était pleine de soldats rebelles. Elle lisait de plus en plus vite, de plus en plus excitée, jusqu’à ce qu’elle lance un « Halte ! » d’une voix si forte et animée que le son de celle-ci la surprit et la fit s’arrêter, craignant de se faire moquer. Mais personne ne ria d’elle. Ils écoutaient tous avec attention, même les plus petits, les yeux tournés vers elle.
« Tu pourrais aussi bien continuer et nous laisser voir comment cela s’est terminé », dit la maîtresse, et Betsy termina triomphalement.
« Et bien », dit la maîtresse, « ça n’a pas de sens de continuer avec le livre de lecture de troisième année. A partir de maintenant, tu t’exerceras sur le livre de lecture de septième avec Frank, Harry et Stashie. »
Elizabeth Ann n’en croyait pas ses oreilles. « Sauter » quatre années d’une façon si désinvolte ! Ce n’était pas possible ! Cependant, elle pensa aussitôt à quelque chose qui l’en empêcherait, et tandis qu’Ellen lisait sa page d’une petite voix lente et prudente, Elizabeth Ann se sentit tristement obligée d’expliquer à la maîtresse pourquoi elle ne pourrait pas lire avec les enfants de septième année. Oh, comme elle aurait souhaité pouvoir ! Quand ils se levèrent pour regagner leur place, elle hésita, baissa la tête et parut très malheureuse. « Tu as quelque chose à me dire ? » demanda la maîtresse en s’arrêtant, un morceau de craie à la main.
La petite fille s’approcha de son bureau et dit ce qu’elle se devait d’avouer : « Je ne peux pas être autorisé à lire le livre de lecture de septième. Je n’écris pas encore très bien et je n’ai jamais rien compris en calcul mental. Je ne m’en sortirais jamais avec le niveau de Maths de septième année ! »
Un peu interloquée, la maîtresse la regarda et dit : « Je n’ai rien dit à propos de ton niveau de Maths ! Je n’en sais rien à ce sujet ! Je ne t’ai pas encore entendu réciter tes tables. » Elle se détourna et commença à écrire une liste de mots au tableau. « Betsy, Ralph et Ellen vous allez travailler votre orthographe », dit-elle. « Vous, les petits, venez lire. »
Deux petits garçons et deux petites filles se levèrent alors qu’Elizabeth Ann commençait à s’attaquer aux mots au tableau. Au début, elle s’aperçut qu’elle écoutait leurs petites voix gazouillantes, alors que les enfants hésitaient sur leur lecture, au lieu de se concentrer sur « doute, voyage, fromage » et les autres mots de sa leçon. Mais elle posa ses mains sur ses oreilles et son esprit sur son orthographe. Elle voulait faire bonne impression avec cette leçon. Au bout d’un moment, lorsqu’elle fut sûre de pouvoir les épeler correctement, elle se mit à écouter et à regarder autour d’elle. Elle mémorisait toujours son orthographe en moins de temps que le temps imparti à la classe et restait généralement les bras croisés, regardant par la fenêtre jusqu’à la fin de la période d’études. Mais maintenant, au moment où elle arrêta de regarder le tableau et bougea les lèvres en épelant pour elle-même, la maîtresse dit, comme si elle l’observait chaque minute au lieu de diriger un cours, « Betsy, as-tu terminé avec ton orthographe ? »
« Oui, madame, je pense que oui », dit Elizabeth Ann, se demandant pourquoi elle le lui avait demandé.
« C’est bon », dit la maîtresse. « J’aimerais que tu prennes la petite Molly dans ce coin et que tu l’aides à lire. Elle se débrouille tellement mieux que le reste du groupe que je déteste la voir perdre son temps. Ecoute-la lire le reste de sa petite histoire, s’il-te-plait, et ne l’aide pas à moins qu’elle ne soit vraiment coincée. «
Elizabeth Ann fut surprise par cette demande, qui était sans précédent dans son expérience. Elle était très incertaine d’elle-même alors qu’elle s’asseyait sur une chaise basse dans un coin de la salle de classe, à l’écart des pupitres, la petite enfant appuyée sur ses genoux. Et pourtant, elle n’avait pas vraiment peur non plus, parce que Molly était une petite fille timide, grassouillette, avec ses boucles jaunes, et ses yeux bleus brillants très sérieux alors qu’elle regardait son livre avec attention et commençait : « Il était une fois un rat. C’était un gros rat. » Non, il était impossible d’être effrayé par une petite fille aussi amusante, qui scrutait si sérieusement le visage de l’enfant plus âgé pour s’assurer qu’elle suivait correctement sa leçon.
Elizabeth Ann n’avait jamais eu à s’occuper d’enfants plus jeunes qu’elle-même, et elle se sentait très contente et importante d’avoir quelqu’un qui comptait sur elle ! Elle passa son bras autour du petit corps chaud et gras de Molly et la pressa. Molly se blottit plus près ; et les deux enfants collèrent leur tête au-dessus de la page imprimée, Elizabeth Ann corrigeant Molly avec douceur quand elle se trompait et attendant patiemment quand elle hésitait. Elle avait encore tellement en tête la souffrance vive des corrections rapides et nerveuses qu’elle prenait le plus grand plaisir à parler doucement et à ne pas interrompre la petite fille plus que nécessaire. C’était si amusant d’enseigner, si amusant ! Elle fut surprise quand la maîtresse dit: « Eh bien, Betsy, comment avance Molly ?”
« Oh, le temps est déjà écoulé ? » dit Elizabeth Ann. « Pourquoi ? Elle avance à la perfection, je pense, pour une si petite chose. »
« Est-ce que tu considères », dit pensivement la maîtresse, comme si Betsy était une personne adulte, « Est-ce que tu considères qu’elle pourrait passer au livre de lecture de deuxième année, avec Eliza ? Inutile de la garder au premier niveau si elle est prête à avancer. »
La tête d’Elizabeth Ann tourbillonnait à l’idée de cette seconde jonglerie de sautage des sacro-saintes classes. Dans la grande école de briques, personne n’aurait jamais sauté de classe sauf au début d’une nouvelle année et après avoir passé beaucoup d’examens. Elle n’avait jamais imaginé qu’il puisse en être autrement. L’idée qu’on ne passe à la classe supérieure qu’à la fin de chaque année, quoi qu’il arrive, était tellement ancrée dans sa tête que c’était comme si la maîtresse lui avait dit : « Est-ce que tu aimerais arrêter d’avoir neuf ans et avoir douze ans à la place ! Et tu ne penses pas que Molly ferait mieux d’avoir huit ans au lieu de six ? »
Cependant, à ce moment-là, sa classe de Maths fut appelée, de sorte qu’elle n’eut plus le temps de s’interroger. Elle revint avec Ralph et Ellen à nouveau, le moral au plus bas. Elle détestait les Maths de toutes ses forces et elle n’y comprenait vraiment rien ! Grâce à une longue expérience, elle avait appris à lire très précisément le visage de ses instituteurs, et elle devinait par leur expression si la réponse qu’elle donnait était la bonne. Et c’était la seule façon dont elle pouvait le dire. Vous ne connaissez aucun autre enfant qui fasse cela, n’est-ce pas ?
Ils faisaient du calcul mental, bien sûr (Elizabeth Ann pensait que c’était juste sa chance !), et bien sûr, c’était ces détestables tables de huit et de sept, et bien sûr tout de suite, la pauvre Betsy eu ce qu’elle détestait le plus, 7×8. Elle ne l’avait jamais su ! Elle répondit sans enthousiasme que c’était 54, se souvenant vaguement que c’était dans les cinquante. Ralph éclata avec arrogance, « 56 ! » et la maîtresse, comme si elle voulait le rabaisser pour s’être vanté, riposta avec 9 x 8. Il répondit, sans retenir son souffle, 72. Elizabeth Ann frissonna devant son exactitude. Ellen, elle aussi, se montra à la hauteur en obtenant 6 x 7, ce dont Elizabeth Ann se souvenait parfois et parfois non. Et puis, oh horreurs ! C’était son tour encore ! Son tour n’était jamais venu plus de deux fois au cours d’une leçon de calcul mental. Elle était tellement surprise par la rapidité avec laquelle la question fut posée qu’elle hésita sur 6 x 6, qu’elle connaissait pourtant parfaitement. Et avant qu’elle ne puisse répondre, Ralph répondit et sorti un 108 en réponse à 9 x 12 ; et ensuite Ellen enchaina avec un 84 pour 7 x 12. Bon sang ! Qui aurait pu deviner, de la façon dont ils lisaient, qu’ils connaissaient leurs tables de la sorte ! Elle manqua le 7 x 7 et fut prête à pleurer. Après cela, la maîtresse ne lui fit plus appel, mais posa des questions aux deux autres, qui enchainaient les réponses à une vitesse effarante.
Après la leçon, la maîtresse dit en souriant: « Eh bien, Betsy, tu avais raison pour tes Maths. Je suppose que tu ferais mieux de réviser avec Eliza pendant un moment. Elle en est en deuxième niveau. Je ne serais pas surprise que tu puisses, après un peu de travail avec elle, revenir en troisième niveau. »
Elizabeth Ann se laissa tomber sur le banc, la bouche ouverte. Elle se sentait vraiment étourdie. Quelle folie la maîtresse venait-elle de dire ! Elle avait l’impression d’être écartelée.
« Qu’est ce qui se passe ? » demanda la maîtresse en la voyant si troublée.
« Pourquoi ? Pourquoi ? », dit Elizabeth Ann, « Je ne sais pas du tout quelle classe je suis. Si je suis en deuxième année en Maths et en septième année en Lecture et en troisième année en Orthographe, en quelle classe suis-je ? »
La prof rit à la tournure de sa phrase. « Tu n’es pas du tout une classe, peu importe en quelle classe tu es. Tu es juste toi-même, non ? Quelle différence cela fait-il en quelle classe tu es ! Et quelle est l’utilité de te faire lire des choses de bébé trop facile pour toi juste parce que tu ne connais pas tes tables de multiplication ? «
« Mais pour l’amour de Dieu ! » éructa Elizabeth Ann, se sentant comme si quelqu’un lui avait soudainement retourné le cerveau.
« Pourquoi, quel est le problème ? » demanda encore la maîtresse.
Cette fois, Elizabeth Ann ne répondit pas, car elle-même ne savait pas ce qui se passait. Mais je le sais, et je vais vous le dire. Le fait est que jamais auparavant elle n’avait su ce qu’elle faisait à l’école. Elle avait toujours pensé être là pour passer le temps, d’une année à l’autre et elle était très surprise de découvrir qu’elle était là pour apprendre à lire, écrire, compter et utiliser son esprit en général, afin qu’elle puisse prendre soin d’elle-même quand elle serait grande. Bien sûr, elle ne le comprendrait pas vraiment avant de devenir adulte, mais elle en eu sa première idée approximative à ce moment-là, et cela lui fit ressentir la même chose que vous lorsque vous apprenez à patiner et que quelqu’un retire la chaise à laquelle vous accrochiez et dit : « Maintenant, vas-y seul ! »
La maîtresse attendit une minute, puis, quand Elizabeth Ann ne dit plus rien, elle sonna une petite cloche. « La récréation », dit-elle, et alors que les enfants sortaient et commençaient à se couvrir, elle les suivit dans le vestiaire, enfila un bonnet rouge chaud et un pull rouge et couru dehors.
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Que vous inspire cette lecture ? Est-ce applicable de nos jours ? Pourquoi après plus d’un siècle cet exemple ne s’est-il pas généralisé à plus grande échelle ? Quelles sont les barrières qui limitent cette généralisation ? Nous serions très heureux d’avoir vos retours et commentaires.Excellente journée,
Matt
Texte original extrait de « Understood Betsy” par Dorothy Canfield Fisher, publié en 1916, texte original en anglais accessible en ligne ici, traduit en français par Matt Sonnati.